Pouvez-vous nous présenter la fédération ?

Julie Duchatel : L’UITA fédère 423 syndicats présents dans 127 pays pour représenter et défendre les droits des personnes travaillant dans l’agriculture, les boissons, le tabac, l’industrie agro-alimentaire et l’hôtellerie-restauration. La fédération est née dans les années 1920, de la fusion entre plusieurs fédérations de syndicats. Puis elle a continué à grandir, jusqu’à couvrir toute la chaîne qui conduit du champ à l’assiette.

L’une de nos idées fortes, c’est que les rapports de force déséquilibrés entre travailleur∙se∙s et employeurs, producteurs et distributeurs, etc. sont à la base des grands fléaux sociaux comme la pauvreté, la faim, l'oppression et les violations de droits humains telles que le travail des enfants ou les violences au travail, mais aussi de la destruction de la planète.

La production, la préparation et la distribution de produits alimentaires sont un service essentiel à la communauté. Le mouvement syndical avec, en premier lieu, les travailleur∙se∙s de l’alimentation, doit s'assurer que les ressources en produits alimentaires soient utilisées à l’avantage de l’intérêt général plutôt qu’en faveur d’intérêts minoritaires publics ou privés.

L’UITA est là pour faire vivre la solidarité entre syndicats, d’un pays à un autre, et pour faire contre-poids à la puissance des entreprises transnationales, en menant une action globale pour la défense des droits syndicaux et démocratiques et des droits humains.

Nous cherchons à renforcer nos organisations affiliées, en organisant par exemple des formations et des échanges de pratiques. Nous aidons nos membres à augmenter leurs effectifs, à s'implanter dans des régions ou des secteurs dépourvus de syndicats... Et nous menons au besoin, à leur demande, des campagnes de soutien auprès des gouvernements ou des entreprises qui les mettent en difficulté.

Nous négocions aussi des « accords-cadres » avec les entreprises transnationales, ce qui facilite les négociations au niveau national. Mais nous refusons d’être simplement "consultés" ou d’entrer dans une logique de "dialogue social". Nous sommes là pour présenter aux entreprises les violations de droits dont nos membres nous font part et pour obtenir des changements.

D’où vient votre engagement ?

JD : Le monde des fédérations syndicales internationales, c’est un monde que je ne connaissais pas vraiment il y a 6 ans, avant de travailler pour l’UITA. Pourtant c’est un mouvement très ancien, dont je partage totalement les idéaux.

Je viens du mouvement altermondialiste, j’avais 20 ans quand s’est tenu le premier Forum Social Mondial et ça m’a formée politiquement.

Avant de rejoindre l’UITA, j’ai travaillé pour le CETIM, une association suisse contre le "mal-développement", parce qu’il n’y a pas d’un côté des "pays développés" et d’autres "sous-développés" ou "en voie de développement", mais une seule planète mal développée. C’est dans ce cadre que j’ai connu "Peuples Solidaires", avant que l’association n’adhère à la fédération ActionAid.

A l’UITA, ce qui me plaît, c’est qu’on a un mandat clair et précis. Tous les 5 ans, nos membres se réunissent en Congrès et nous donnent un mandat… Nos objectifs sont clairs et nous travaillons sur certaines questions depuis longtemps ! Sur les violences au travail, par exemple, cela fait 20 ou 30 ans qu’on en parle, ça n’a pas attendu la vague #MeToo.

Et puis ce qui me plaît aussi, bien sûr, c’est l’action collective. Quand un problème se présente pour un syndicat, que ce soit au Pakistan ou aux Etats-Unis, les autres syndicats se mobilisent et cet esprit de solidarité me plaît. Parce qu’il n’y a que l’action collective qui faire changer les choses.

Pour moi, soutenir et défendre les syndicats de travailleuses et de travailleurs, cela revient à défendre les droits de toute la population. En Amérique Latine, par exemple, on voit que l’action syndicale fait avancer la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, non seulement au travail mais dans la société.

L’actualité syndicale paraît décourageante… ?

Le déclin syndical, pour moi, c’est une réalité européenne, mais en Amérique du Nord ou en Amérique Latine on voit que l’action syndicale fait avancer les choses, par exemple dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, non seulement au travail mais dans la société.

Des syndicats indépendants et démocratiques peuvent agir pour obtenir de vrais changements. Ils sont beaucoup plus efficaces que quelques personnes qui prendraient position à titre individuel. Par exemple, en Algérie, les syndicats indépendants ont été moteurs dans le mouvement "Hirak"…

Il n’y a pas de démocratie sans syndicats, à condition qu’ils soient indépendants. D’ailleurs, la première chose que fait un gouvernement lorsqu’il prend une tournure autoritaire, que ce soit à Hong Kong ou au Myanmar, c’est de s’attaquer aux syndicats, puis aux journalistes, aux associations…

Si les syndicats ne servaient à rien, les gouvernements ne leur prêteraient pas autant attention !

Que peuvent faire les syndicats contre les violences sexuelles ?

JD : On ne peut pas obtenir l’égalité entre femmes et hommes sans s’attaquer aux violences et au harcèlement, c’est un obstacle majeur à l’égalité au travail. Contre ces violences, l'UITA et ses membres se mobilisent depuis une vingtaine d'années.

Depuis son adoption le 21 juin 2019, nous pouvons nous appuyer sur la Convention n°190 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui a créé un nouveau droit : celui de travailler dans un climat serein, exempt de violence et de harcèlement.

Nous communiquons beaucoup à ce sujet auprès de nos membres et nous avons signé plusieurs engagements conjoints avec des multinationales comme Accor Invest, Chiquita, Sodexo… Ces accords fixent des principes au niveau international et facilitent les négociations dans chaque pays entre les syndicats et les entreprises pour prévenir et éliminer le harcèlement sexuel.

La condition à cela est évidemment que les travailleuses et travailleurs puissent s'organiser en syndicat et négocier ! Il est indispensable que les employeurs et les gouvernements respectent les libertés démocratiques, dont la liberté d’association.

Dans le cadre de ces engagements conjoints, il s'agit notamment de prévoir des formations et des actions de prévention, mais aussi des mécanismes de plainte efficaces. Parce que pour dénoncer des violences sexistes et sexuelles, un simple "numéro vert" ne suffit pas. Il faut que les personnes désignées pour recevoir des plaintes de ce genre soient formées à l’écoute, à donner le courage de parler, à poser les bonnes questions… y compris au sein des syndicats.

Nous luttons aussi contre les « racines du mal », c’est-à-dire tout ce qui autorise, voire encourage, la violence et le harcèlement au travail.

Quels sont ces facteurs de risque ?

JD : La première cause des violences sexistes et sexuelles, c’est bien sûr le patriarcat. Mais il y a aussi d’autres facteurs de risques, en rapport avec le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement mondiales et avec l’organisation et la division du travail.

Dans le secteur agricole, par exemple, les femmes sont majoritaires dans les serres et les plantations, mais restent la plupart du temps cantonnées à des postes subalternes, temporaires et sous-payés. Elles manquent de pouvoir de négociation, ce qui les rend plus vulnérables à la violence et au harcèlement, et encore plus lorsque ce sont des travailleuses migrantes.

Le scandale des chantages sexuels à l’emploi dans les plantations de thé du Malawi montre qu’il y a un lien très fort entre la vulnérabilité économique, la précarité et les risques de violences.

C’est important pour nous d’établir la responsabilité des grossistes et des distributeurs qui mettent une pression folle sur les prix et sur les délais de production. Les conditions qu’ils imposent aux producteurs ne peuvent être remplies qu’en exploitant les ouvrières et ouvriers agricoles. Cela génère de la violence et favorise le harcèlement.

Interview

Julie Duchatel, syndicaliste en Suisse